Samedi 18 mars 2017, Mgr Jean-Michel di Falco Léandri est venu bénir les ateliers des moniales de Rosans. Après deux ans d’élaboration et neuf mois de travaux, les voici enfin terminés.
La bénédiction a donné lieu à une grande fête de famille. Bienfaiteurs du monastère, amis, habitants des environs, ouvriers ayant travaillé sur le chantier ont été invités par les sœurs.
Bien que la bénédiction se soit déroulée dans l’après-midi, Mgr Jean-Michel di Falco est arrivé le matin. Il a présidé la messe pour les sœurs en présentant dans son homélie [accès au texte ci-dessous] l’évangile du fils prodigue (Luc 15) sous l’angle inhabituel de l’amour fraternel : « D’un côté un frère indifférent, de l’autre un frère jaloux. Deux attitudes aux antipodes d’une vraie vie fraternelle », a-t-il dit, exposant ensuite comment le père met ses deux fils dans les meilleures dispositions possibles pour qu’ils puissent se reconnaître comme des frères, se pardonner, s’accepter et vivre ensemble.
L’après-midi, son intervention [accès au texte ci-dessous] a porté sur le travail en citant la récente enquête de la CFDT : « La CFDT – tout le monde connaît ce syndicat… ce n’est pas habituel de parler d’un syndicat dans un monastère, raison de plus pour le faire… – donc la CFDT vient de publier ce jeudi la plus grande enquête jamais réalisée en France sur le travail. » Il a alors présenté les bénédictines comme des « prophètes » pour notre temps. « Vous êtes un exemple pour notre société, où de plus en plus de personnes souhaitent aller dans cette direction : non plus dominer la terre mais vivre en harmonie avec elle. Les ressources de la planète ne sont pas inépuisables. On le sait. On voudrait bien changer de comportement, et vous nous montrez que c’est possible. »
Éric Gernez, architecte à Laragne-Montéglin, a fait un discours où transparaissait le bonheur qu’il avait eu de travailler avec les sœurs, avec dans le cahier des charges notamment l’intégration paysagère et la sobriété énergétique.
Mère Françoise, abbesse du monastère, a conclu avec quelques pointes d’humour avant d’inviter les personnes présentes à visiter les locaux et à se restaurer.
Ci-dessous des vidéos de la journée et les textes des interventions de Mgr Jean-Michel di Falco Léandri.
La bénédiction des ateliers
Commentaire de la Parole de Dieu sur le travail
Le discours de l’architecte
Les remerciements de Mère Abbesse
Messe conventuelle le matin
Homélie sur l’amour fraternel
(Luc 15, 11-32)
Mes sœurs, chers amis,
Habituellement on parle de cette parabole sous l’angle des rapports entre père et fils. La plupart du temps entre le père et le fils cadet. Quelquefois entre le père et le fils aîné. Mais souvent on oublie de parler des liens qui unissent les deux frères, enfants d’un même père. On parle bien des liens verticaux entre Dieu et chacun de nous. Mais on oublie les liens horizontaux qui en découlent, ceux qui existent entre frères et sœurs.
C’est de ces liens dont je voudrais parler maintenant.
Vous vivez sous le même toit. Vous faites partie d’une même famille. On vous appelle le plus souvent « ma sœur ». Vous vivez comme des sœurs. Mais chacune de vous est-elle bien une sœur pour les autres, et considère-t-elle bien ses consœurs comme des sœurs ? Alors creusons un peu ce que nous dit cette parabole sur les liens fraternels qui nous unissent, et qui vous unissent.
La parabole nous présente deux frères de sang. Ils ont le même père. Ils vivent dans la même maison. Ils ont droit chacun à l’héritage. Ils sont donc frères au sens le plus fort du terme. Mais les rapports qu’ils entretiennent entre eux n’ont rien de fraternels. Aucune attention, aucune marque d’affection, aucun soutien mutuel.
On a en premier lieu un petit frère indifférent au sort de son père et de son grand frère. Seul l’avoir l’intéresse. Lorsque l’envie lui prend de partir, il s’adresse à son père sans s’inquiéter de ce que son frère aîné peut ressentir ou penser. Il part sans même dire au-revoir. Et lorsqu’il prend la décision de revenir à la maison, il n’a pas une seule pensée pour son frère. Il est encore très centré sur lui-même. C’est par nécessité qu’il revient. Ce n’est pas encore par amour. Ni pour son père, et encore moins pour son grand frère.
Du côté de l’aîné, ce n’est pas de l’indifférence, mais plutôt de l’hostilité, de la jalousie. Lors du partage des biens, il ne dit rien, ne manifeste rien. Il accepte. Mais cela ne veut pas dire qu’il accepte de gaieté de cœur. La jalousie, la rancœur, l’envie, font alors leur travail de sape. On le voit lors du retour de son petit frère. Peut-être le grand frère revit-il alors ce qu’il a ressenti tout petit lors de la naissance de son petit frère : l’arrivée d’un intrus qui lui vole l’affection de ses parents ! Mais là, le grand frère ose enfin exprimer ce qu’il a sur le cœur depuis si longtemps : « Quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras ! » Vous entendez la manière dont il parle de son frère à son père ?! « Quand ton fils que voilà est revenu. » Non pas, « quand mon frère que j’attendais est revenu. » Mais : « quand ton fils que voilà est revenu ». Tout le mépris qu’il a pour ce frère, toute la jalousie accumulée par le temps, toute la distance qu’il veut mettre entre lui et ce frère, transparaissent ici dans l’expression : « ton fils que voilà ».
Donc d’un côté un frère indifférent, de l’autre un frère jaloux. Deux attitudes aux antipodes d’une vraie vie fraternelle. Deux attitudes mortifères pour deux frères qui ne se sont pas choisis, que tout oppose, qui ont suivi des parcours contraires, qui se retrouvent à nouveau réunis sous le même toit, qui ne peuvent plus s’ignorer et qui vont devoir réapprendre à vivre ensemble.
Qu’on le veuille ou non, un frère reste un frère, de la naissance à la tombe. On a beau vouloir fuir ce fait, un événement ou une personne vient souvent nous le rappeler de manière brutale. Ainsi de ce serviteur, qui annonce sans détour et sans arrière-pensée : « Ton frère est arrivé. Ton frère est en bonne santé ». Oui, « ton frère ! » Pas un intrus, pas un étranger… ton frère !
Maintenant que les deux frères sont à nouveau ensemble, comment le père va-t-il s’y prendre pour qu’ils vivent enfin l’amour fraternel ?
Il le fait en leur montrant dans un premier temps qu’il les aime tout autant l’un que l’autre. Ils sont bien tous deux fils d’un même père, un père qui a pour chacun d’eux le même amour.
Celles d’entre vous qui ne sont pas filles uniques ont dû en faire l’expérience dans leur enfance. Le temps que des parents passent avec chacun des enfants se partage. Les biens se partagent aussi, comme on le voit dans la parabole et comme on en fait l’expérience lors d’un héritage. Mais l’amour que des parents portent à leurs enfants ne se coupe pas en tranches, et encore moins l’amour que le Père des cieux porte à chacun de nous.
Imaginez-vous seule dans une pièce. Sans aucun autre être humain. Une lampe éclaire cette pièce. Vous avez toute la lumière pour vous. Imaginez que quelqu’un entre dans la pièce. Aurez-vous moins de lumière pour autant ? Est-ce que vous la voyez se partager en deux, ou diminuer soudain d’intensité ? Non, bien sûr. La pièce sera éclairée tout autant, et vous aussi. Ainsi en est-il de l’amour de parents pour leurs enfants. L’arrivée d’un deuxième enfant, puis peut-être d’un autre, ne diminue en rien l’amour qu’ils portent au premier.
Ainsi en est-il à plus forte raison pour Dieu. Nous sommes chacun, chacune de nous aimés de lui avec la même intensité, et d’une intensité infinie.
Alors bien sûr, un frère ou une sœur peut se placer entre vous et la lumière et ainsi vous faire de l’ombre. Mais cela veut-il dire que nous sommes moins aimés ? Non. On peut se croire moins aimé de ses parents qu’un frère ou une sœur, mais on ne l’est pas. On peut se croire moins aimé de Dieu qu’un autre, mais on ne l’est pas moins. C’est ce que le père dans la parabole cherche à faire comprendre à l’aîné quand il lui dit : « Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. »
Donc dans un premier temps, le père manifeste l’amour paternel qu’il a pour chacun de ses enfants. Ceci fait, le père rappelle aux deux frères le lien qui les unit. Du moins ici, il le fait avec l’aîné. « Ton frère que voilà étais mort, et il est revenu à la vie », dit le père. Et vous remarquerez qu’il ne dit pas « mon second fils », ou « mon autre fils », mais il dit : « Ton frère ».
« Ton fils que voilà » a donc dit le fils aîné à son père. « Ton frère que voilà » reprend le père à son fils aîné. Tous deux mentionnent à l’autre le lien inaliénable qui l’unit au prodigue. Mais dans la bouche de l’aîné, « ton fils » est signe de jalousie, de mépris, de mise à distance. Dans la bouche du père, « ton frère » est appel à la réjouissance, à la mansuétude, au pardon, au soutien mutuel dans l’avenir.
On est vraiment un frère ou une sœur, quand on se réjouit avec son frère de ce qu’il est, avec sa différence, son chemin. Sans comparer. On est vraiment un frère, une sœur, quand on préfère goûter un gâteau ensemble plutôt que d’en prendre une part pour la manger seul dans son coin.
Toujours il y aura dans notre entourage des personnes plus douées, plus intelligentes que nous. Toujours nous trouverons des personnes dotées de qualité que nous n’avons pas. Toujours certains prendront des voies qui nous sembleront meilleures que celles que nous avons prises. Comment l’accepter vraiment ? Eh bien c’est en comprenant que nous sommes tous enfants d’un même Père, et un père qui nous aime chacun. Tant que nous croirons être les préférés de Dieu, ou que d’autres sont ses préférés, la jalousie nous rongera le cœur.
La parabole ne dit pas si les deux frères sont parvenus à vivre ensemble. Mais j’aime à penser qu’en se sachant aimés de leur père ils sont arrivés à accepter leurs différences et à se considérer comme frères, sans jalousie ni indifférence.
Je crois que la vie monastique peut aider à cela. Le père Christian de Chergé en est un exemple récent. Pour lui, se dire tous fils d’un même Père cela revenait à dire que nous étions tous frères. Je cite juste la fin de son testament où il s’adresse à son frère fratricide, qui, bien que fratricide, reste pour lui un frère à qui il souhaite le meilleur. Je cite : « Qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. » « Notre Père à tous deux. »
+ Jean-Michel di FALCO LÉANDRI
Évêque de GAP et d’EMBRUN
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Bénédiction des ateliers l’après-midi
Commentaire de la Parole de Dieu
sur le travail
(1 Thessaloniciens 4, 9-12)
Aux chrétiens de Corinthe, l’apôtre Paul avait écrit que ceux qui annoncent l’évangile doivent pouvoir vivre de l’évangile, tout comme ceux qui remplissent les fonctions sacrées au Temple vivent du Temple. Ils sont en droit de recevoir des biens matériels des mains de ceux à qui ils procurent des biens spirituels. Et pourtant, lui a mis son point d’honneur à travailler. Et ici, dans la lettre que nous venons d’entendre, Paul invite les Thessaloniciens à travailler de leurs mains. En fait, partout où il séjourne, le grand apôtre travaille de ses mains. Il tisse des toiles de tente. Comme beaucoup de personnes encore maintenant, il travaille pour subvenir à ses besoins, pour n’être à la charge de personne.
Du travail, on en retient souvent le caractère pénible. « Tu travailleras à la sueur de ton front ». Alors on peut voir le travail comme une sorte de malédiction. Mais la malédiction n’est pas dans le travail. Elle est dans le fait d’être sans travail, d’être chômeur, de se sentir inutile. Ou à l’inverse, la malédiction est d’avoir trop de travail, d’être exploité, de se sentir aliéné. Le travail en lui-même est une bénédiction. C’est l’absence de travail ou le mauvais usage qu’on en fait qui est une malédiction.
La CFDT – tout le monde connaît ce syndicat… ce n’est pas habituel de parler d’un syndicat dans un monastère, raison de plus pour le faire… – donc la CFDT vient de publier ce jeudi la plus grande enquête jamais réalisée en France sur le travail. On y apprend que 82% des Français aiment leur travail, 77% le jugent utiles, 61% en sont fier. On voit là les bienfaits du travail. Mais à l’inverse 36% des personnes interrogées ont déjà fait un burn-out, 51% considèrent leur charge de travail excessive, 69% trouvent les objectifs qu’on leur fixe inatteignables. On voit là les méfaits d’un mauvais usage du travail.
Alors comment travailler pour que le travail soit une bénédiction pour nous-mêmes, pour ceux avec qui nous vivons ? Des éléments de réponse, on en trouve dans l’enquête de la CFDT : une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, plus d’autonomie, de confiance, de marques de reconnaissance de la part de la hiérarchie.
Je trouve que la manière dont vous travaillez, mes sœurs, rejoint ces aspirations. Chez vous, chacune a son obédience, comme vous dites. Chacune est un peu maîtresse chez elle. L’architecture de ces nouveaux ateliers reflète cela. Avec des unités à la fois unies et distinctes. Combien de personnes dans la société qui n’ont pas cela ? Qui ont l’impression d’avoir leur patron toujours derrière elles ? D’être surveillées, harcelées ?
Ces ateliers aussi, vous les avez souhaités à l’écart de votre lieu d’habitation, mais pas trop loin. Combien de personnes qui passent des heures dans des moyens de transport pour aller de chez elles à leur lieu de travail ? Ou combien de personnes à l’inverse, dont la vie se confond avec la vie professionnelle, qui n’ont plus de vie personnelle ?
Enfin ces ateliers, vous les avez voulus intégrés à l’environnement. Et c’est une réussite. Mais combien de personnes qui travaillent dans des bâtiments sans beauté, qui dénaturent le paysage ?
Alors, vous qui bénéficiez de si belles conditions de travail, n’oubliez pas dans vos prières ces personnes qui peinent et qui souffrent dans leur travail.
Enfin je voudrais terminer par les enjeux environnementaux du travail, qui apparaissent peu dans l’enquête de la CFDT mais qui ont été mises en avant par le pape dans Laudato Si’.
À mon avis, vous êtes des prophètes (ou des prophétesses) en ce domaine. Vous rejoignez cette préoccupation de nos contemporains, qui est la préservation de notre planète. En commentant le commandement de Dieu de cultiver et de garder le jardin d’Éden, le pape François dit que « chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, [mais qu’] elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures. » (n.67)
« Cultiver […], labourer, défricher, travailler, » d’une part, et « garder […], protéger, sauvegarder, préserver, soigner, surveiller, » d’autre part, c’est ce que font les communautés monastiques depuis des siècles. Vous êtes un exemple pour notre société, où de plus en plus de personnes souhaitent aller dans cette direction : non plus dominer la terre mais vivre en harmonie avec elle. Les ressources de la planète ne sont pas inépuisables. On le sait. On voudrait bien changer de comportement, et vous nous montrez que c’est possible. Travailler de manière équilibrée et sereine, consommer de manière frugale et responsable, privilégier les circuits courts et le bio, recycler et réduire les déchets, tout cela vous le faites depuis longtemps. Et vous continuerez à le faire.
Par votre travail loin de tout activisme, par votre simplicité de vie, vous nous amenez à réfléchir à nos manières de travailler et à nos modes de consommation. Par votre exemple couplé à votre prière, peut-être amènerez-vous un certain nombre de nos contemporains à vivre, sinon plus saintement, du moins plus sainement. Pour tout cela, mes sœurs. Merci.
+ Jean-Michel di FALCO LÉANDRI
Évêque de GAP et d’EMBRUN