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Carême prolongé

Souvenirs d’un autre long carême, par le Père Adrien Michel

Pandémie oblige ! Le confinement auquel nous sommes astreint du fait du « covid 19 » qui menace le monde entier, nous oblige à vivre ce temps pascal 2020 comme un prolongement de carême. Si l’on pouvait se réunir encore dans une église, en nombre réduit et en respectant les règles barrière, pourrait-on chanter : « Le Seigneur est ressuscité ! Alleluia ! » ? Pourrait-on chanter : « Oublions la peur, quittons notre deuil ! » ? De fait je perçois la crise sanitaire que nous traversons comme un long temps de carême pour tous, incroyants comme croyants, non pratiquants comme pratiquants. Dès lors je me rappelle un certain long carême que j’ai dû vivre malgré moi. Permettez-moi de vous en faire part.

1961 ! Depuis 1954, la France était engagée dans ce qu’à l’époque elle n’osait reconnaitre comme « guerre », parlant hypocritement d’ « opérations du maintien de l’ordre ». J’avais déjà fait deux ans de grand séminaire et j’avais résilié mon sursis pour faire, comme tout jeune citoyen français, mon service militaire. Après 4 mois de classes, les autorités militaires avaient décidé que je franchisse à mon tour la Méditerranée. Après un temps de permission en famille, j’avais donc rejoint à Marseille le camp de Sainte-Marthe en vue d’embarquer pour l’Algérie.

Jour des Rameaux ! Drôle de Semaine Sainte qui commençait ! L’embarquement étant prévu vers 11 heures, nous étions quelques-uns à avoir demandé l’autorisation de participer à une messe matinale. Cela nous fut refusé : aurait-on manqué à l’appel au moment de monter sur le bateau, éventuellement tentés de prendre une autre direction ? Bref, notre « procession » fut alors celle, morne, de pauvres gars portant chacun son paquetage en silence. Une fois arrivé sur le pont du navire, j’ai entendu les cloches sonner à la cathédrale de la Major. Mais ce n’était pas pour les pauvres « gus » envoyés malgré eux faire leur devoir !

Lundi-saint ! Après une traversée où chaque « biffin » restait dans ses pensées, d’abord couché sur le pont à profiter du ciel bleu où tournoyaient des mouettes avides de récupérer quelques miettes qu’on voulait bien leur jeter, ensuite dans la cale aux odeurs de vomis, Alger la Blanche ! Débarqués, nous avons eu quartier libre. Un peu de tourisme donc ! Aussitôt, avec un copain de Seyne-les-Alpes, nous fumes assaillis par des petits cireurs de chaussures. Déjà alors la peur ! Le copain de Seyne-les-Alpes se demandait si une grenade n’était pas dissimulée dans la boite au milieu des brosses et du cirage.

Mardi-saint ! Après le bateau, le train. Un voyage qui me parut interminable. Évidemment c’était pas un train tout confort et pas encore T.G.V. ! Arrivée finalement à Sétif où nous attendaient des camions. Encore une étape donc jusqu’au P.C. bataillon de tirailleurs algériens, arme dans laquelle j’avais été versé.

Mercredi-saint ! Quelle affectation plus précise pour moi ? Car en plus du P.C. à Pascal, village où il y avait une église et donc une petite communauté de colons ( des « pieds noirs » comme la population autochtone les avait baptisé à cause des bottes qu’ils portaient quand ils asséchaient des marécages pour la culture), quatre compagnies appelées « commandos » étaient réparties en différents postes. Un capitaine m’indiqua mon affectation : le lieu, semble-t-il le plus isolé. Car il s’excusa, moi séminariste, de m’envoyer là. Mais vu mon degré d’instruction, je pourrai y être utile comme secrétaire.

Jeudi-saint : J’allais donc découvrir ce lieu retiré à 40 kilomètres de Pascal dont 27 de pistes. À l’arrière du camion sur siège en bois, ce fut le « tape-cul » dans un nuage de poussière ocre. Finalement, du sommet d’un col, je découvris un gros village de « mechtas » au bord d’un oued passant entre des rochers. Je pensais à ma Durance se frayant un chemin vers la Provence, à Sisteron. En bordure du village, le poste militaire était entouré d’une enceinte en pierres de taille, flanquée de cinq tours de garde. Le village s’appelait « El Hamma » ce qui voulait dire « La Source ». De fait l’armée avait bâti ce fortin en englobant cette source à l’eau claire et pure permettant de laisser inemployés les cachets que nous avions reçus contre les amibes. Et les autochtones, que buvaient-ils ? Toutefois, presque aussitôt descendu du camion, un « ancien » en riant m’indiqua que je pouvais profiter d’une bonne douche, tant était épaisse la couche de poussière sur mes lobes d’oreilles. Je pouvais penser au lavement des pieds en guise de cérémonie. Mais où allais-je passer la nuit ? Un lit était disponible. À un mètre, celui d’un vrai ancien puisqu’il avait fait l’Indochine. Musulman, il ne savait pas de qui j’étais. Aussi, comme pour m’encourager, il me dit : « Quand tu seras plus ancien, tu pourras toi aussi à Sétif… ». Je vous laisse deviner ce que j’ai omis d’écrire tant les mots étaient crus. De fait une partie de la compagnie était absente : à Sétif, possibilité avait été offerte de vivre le « repos du guerrier ». Je soufflais ma bougie et essayais de prier pensant à l’agonie de Jésus au Jardin des oliviers. Soudain je sentis une bestiole courant sur ma poitrine. Je l’écrasais entre mes doigts : odeur infecte ! Je venais de faire connaissance avec la gent des punaises, avides de sang. Jésus avait accepté que son sang soit versé pour le salut du monde. Pendant mon temps en Algérie, c’est à mon corps défendant que je devrais supporter que ces suceuses de sang viennent sans crier gare pourrir mes nuits.

Vendredi-saint : Retour du capitaine ainsi que de la troupe partie en goguette (certains avec leur provision de cannettes de bière). Finalement il est décidé que je partagerai le logement à l’armurerie avec Georges de Marseille, l’armurier, et Antoine le Corse, secrétaire que j’épaulerai. Repas à trois. Pour celui de midi, Antoine parti à la cuisine sommaire, revient avec trois beefsteaks. Georges explique ce menu exceptionnel par le retour du commandant du poste. Quant à Antoine, il a toujours fait maigre le Vendredi-Saint. Alors moi, le séminariste, il serait mal venu que je fasse comme si de rien n’était. Bonne affaire alors pour notre marseillais qui me dit : « Tu verras, c’est pas tous les jours fête. »

Samedi-saint : Je suis présenté à un sous-officier, militaire d’active, responsable du bureau. Antoine devant partir en permission, m’initie à la machine à écrire où je n’ai nulle compétence. À part ça, journée bien creuse qui ne s’illuminera pas ce soir des flammes joyeuses du feu nouveau.

Jour de Pâques : Comme on dit à l’armée, R.A.S., rien à signaler. Rien de saillant en effet pour ce jour qui va ressembler à tant et tant de jours. J’écris à mon directeur spirituel au Grand séminaire d’Aix : « Je prolonge mon Carême commencé à la caserne ». De fait ce « confinement » dans ce poste militaire difficile à attaquer avec ses murs et ses mortiers, sera long comme jour sans pain.

Pourtant, avec le recul, je peux dire que ce temps de désert fut pour moi une opportunité de me laisser rejoindre par « le frère universel » Charles de Foucauld. Pour lui dans la solitude, pour moi dans la promiscuité d’une humanité avec ses pauvretés : officiers, sous-officiers, hommes de troupe (engagés, appelés et harkis) ; musulmans de tradition plus que de conviction peu différents au fond des baptisés catholiques. En fait tous plus ou moins paumés dans ce contexte où la recherche de la grandeur et de la dignité humaine n’était pas la priorité. Et dire que Dieu nous aimait tous et que j’étais invité à les accueillir « dans le silence de mon amour » selon ce qu’a écrit Saint-Exupéry dans Citadelle ! Car combien de fois je chanterai après coup : « Seigneur, tu cherches tes enfants car tu es l’Amour » ?

Père Adrien Michel

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Cet article a été rédigé par le service communication du diocèse de Gap.