Journée des agriculteurs chrétiens à Rosans

Le dimanche 19 novembre 2023, une trentaine d’agriculteurs chrétiens se sont réunis à l’abbaye Notre Dame de Miséricorde à Rosans.

Après un café d’accueil organisé par les sœurs, Mrg Xavier Malle a pu délivrer un message de bienvenue aux participants. Mère Françoise, abbesse, est intervenue sur le le travail dans la Règle de St Benoît avant l’Office de Tierce, lequel était suivi de la Messe. Un déjeuner pris en commun a permis de beaux échanges fraternels. Dans l’après-midi, une table ronde portait sur l’environnement, sujet éminemment important pour les agriculteurs, suivie d’une visite du jardin des plantes de l’abbaye et de la propriété. Le goûter final précédait aux Vêpres avec Salut du Saint Sacrement.

Le travail dans la Règle de Saint Benoît

Par les moniales de Rosans

 

Monseigneur

Chers amis,

La communauté est heureuse de vous accueillir ce matin pour cette journée annuelle de prière, de réflexion, de partage et d’échange autour de votre vocation commune, celle d’agriculteurs chrétiens ; on peut le dire, il s’agit bien d’une vocation puisque Dieu lui-même dans la bible confie à l’homme la terre et il l’appelle à la cultiver : « le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Eden pour qu’il le travaille et qu’il le garde »[1].

Cette « vocation », nous la partageons, nous aussi ! Elle s’inscrit à l’intérieur de notre vocation de moniales bénédictines. Le monde monastique a toujours eu un rapport particulier avec la terre. Le pape Paul VI,[2] déclarait saint Benoît Patron de l’Europe « parce que ce sont principalement lui et ses fils qui, avec la Croix, le livre et la charrue, apporteront le progrès chrétien aux populations s’étendant de la Méditerranée à la Scandinavie, de l’Irlande aux plaines de Pologne ». Avec la croix, c’est-à-dire avec la loi du Christ, il affermit et développa l’organisation de la vie publique et privée, et enseigna aux hommes la primauté du culte divin, la prière liturgique Avec le livre, c’est-à-dire avec la culture, saint Benoît, a sauvé la tradition classique des anciens en la transmettant intacte à la postérité. Avec la charrue, qui touche notre sujet aujourd’hui, c’est à dire l’agriculture, et de manière plus vaste, le rapport des monastères avec la nature et celui des hommes avec la terre, St Benoît réussit à « transformer des terres désertiques et incultes en champs très fertiles et en gracieux jardins ».

En unissant la prière au travail matériel, selon le mot fameux adressé à un moine issu d’une tribu barbare : “Prie et travaille”, St Benoît a contribué à ennoblir et élever le travail de l’homme. Ainsi l’expression « ora et labora », que l’on chercherait en vain dans le texte de la Règle de st Benoit est devenue cependant caractéristique de la vie bénédictine, car elle en est le fruit.

Mais avant de regarder ce que saint Benoit et la tradition bénédictine nous disent du travail, jetons un coup d’œil, dans un premier temps, sur la manière dont il était considéré avant le christianisme. Dans un troisième temps nous poserons la question : qu’en est-il aujourd’hui ?

I Dans l’Antiquité

 Dans la société païenne

 Dans l’antiquité, dans le monde gréco-romain en particulier, l’ouvrage nécessaire à la vie quotidienne était assumé par des esclaves qui libéraient ainsi les citoyens pour des activités plus gratuites, réputées plus spirituelles. Le travail manuel est généralement méprisé, considéré comme une réalité inférieure. « Labor » mot qui a donné « labeur » indique peine souffrance, même un sentiment d’oppression [3][i]

L’activité noble, celle des patriciens, des citoyens libres, est résumée par le mot otium qui a donné en français loisir. Mais ce terme de « loisir » nous égare un peu, car il renvoie au plaisir, alors que les Grecs et les Romains l’associent à une ascèse, à une quête exigeante qui nécessite une discipline, une tempérance des passions. C’est une quête contraignante dans laquelle on ne peut se livrer sans un engagement personnel très fort. L’otium n’a pas d’équivalent en français. Loisir studieux, fécond.

Si le mot otium est difficilement traduisible son contraire « nec otium », qui a donné negotium : négoce et signifie affaire, devoirs, est la négation de l’otium, considéré comme l’idéal. Le travail manuel et même le commerce est considéré comme dévalorisant, indigne d’un homme libre.

Dans la tradition juive

Ancien Testament

La tradition chrétienne se développe à contre-courant de cette tendance païenne, mais déjà l’Ancien Testament enseigne que l’homme doit travailler. Le travail, c’est-à-dire l’effort pour aménager la nature suivant les besoins de l’homme est prescrit par Dieu dès le paradis[4]. Il est le lieu de la collaboration avec le Créateur (CEC n°378) : le Siracide dit: « Ne répugne pas au travail pénible ni au travail des champs créés par le Très Haut ».[5]

 Ce n’est pas le travail en soi qui est la conséquence du péché originel mais sa pénibilité (cf Genèse). Après la chute originelle le travail devient expressément pénitentiel, mais jamais la Bible ni la tradition rabbinique ne parle du travail comme une humiliation ou une malédiction.[6]

La littérature sapientielle revient souvent sur la nécessité de travailler, elle insiste sur la bénédiction du zèle au travail comme sur les dommages engendrés par l’oisiveté.

Nouveau Testament

La tradition juive est donc à l’opposé de la tradition païenne. Jésus lui-même a sanctifié le travail manuel et les évangiles parlent de lui comme « le fils du charpentier ». Les apôtres eux-mêmes gagnaient leur vie par la pêche.

St Paul aussi fait de son travail un gage de crédibilité de son ministère apostolique : « Nous n’avons pas vécu parmi vous dans l’oisiveté et le pain que nous avons mangé, nous n’avons demandé à personne de nous en faire cadeau. Au contraire dans la fatigue et la peine, nuit et jour nous avons travaillé pour n’être à la charge d’aucun d’entre vous. »[7] Et c’est aussi St Paul qui donne l’avertissement express que « celui qui ne travaille pas ne mange pas ».

 Dans le monachisme avant st Benoît

Le monachisme chrétien, surtout en occident, a accueilli cette tradition juive : le travail manuel en est un élément constitutif. Gagner sa subsistance est la plus normale raison de travailler. C’est une question de justice. On ne doit pas vivre sur les aumônes des autres. Et risquer de devenir dépendant de ceux qui dispensent l’aumône. Les Pères de l’Eglise, en donnant diverses raisons, justifient l’obligation du travail.

Pour Saint Basile le travail a quelque chose à voir avec la création. Dieu a créé l’homme comme un travailleur, il est donc conforme à notre nature humaine de travailler avec ses mains. Saint Ambroise se réfère au Christ qui nous a donné l’exemple du travail. St Augustin rédige un livre complet sur le travail ; au paradis le travail était primitivement un plaisir, c’est seulement après la chute qu’il est devenu un labeur pénible. Notre vie présente est située entre le paradis et la vie éternelle. Le travail est comme un navire qui nous transporte de l’un vers l’autre.

 

II Saint Benoit et la tradition monastique

 Alors que les premiers moines tressaient des nattes pendant la liturgie, St Benoit, enraciné dans la tradition d’Augustin et de Basile, consacre au travail un lieu et un temps déterminés. Ses moines vivent du travail de leurs mains ; leur temps est partagé entre la prière, commune ou personnelle, la lectio divina et le travail, selon une ordonnance définie par la Règle. Peu à peu cette conception va s’imposer dans le monde monastique, dans la société et transformer le regard que l’on pouvait porter sur cette réalité.

A- Les raisons du travail monastique :

Eviter l’oisiveté :

La première raison que donne st Benoît est d’éviter l’oisiveté. Dans la Règle, le chapitre 48 sur le travail s’ouvre par une sentence qui donne le ton : « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme ». Elle est empruntée à la tradition monastique de St Basile et de Cassien. L’Ecriture elle-même souligne que « l’oisiveté enseigne tous les mauvais tours »[8], en flattant les passions, cette sagesse est un fait d’expérience.

St Benoît vise cette vie propre aux gens aisés, cet  otium, fleuron de la civilisation gréco-romaine, qui n’est pas non plus l’équivalent de la « civilisation des loisirs », telle qu’on l’entend aujourd’hui, mais vise ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre. Le moine au contraire, a non seulement besoin de travailler pour vivre, mais il en fait une qualité de vie et d’être. Ce renversement de valeur sera à l’origine de toute la civilisation chrétienne.

La pauvreté :

Le travail est une nécessité pour vivre. St Benoit est réaliste : « C’est alors qu’ils seront vraiment moines s’ils vivent du travail de leurs mains comme nos pères et les apôtres ». C’est le respect de la condition humaine commune. St Benoît ne fait pas l’éloge de la créativité, de l’apprentissage, des savoir-faire, il ne fait pas du travail un objectif de valorisation pour la personne humaine[9]. Il met au contraire en garde contre la vanité. Il ne recherche pas le profit, mais fait une mise en garde contre l’avarice [10]. Le travail permet avant tout de suivre le Christ pauvre, qui n’avait d’autre affaire que celle du Père. Par la pauvreté volontaire, le moine peut faire une expérience unique du Christ dans son lien avec le Père, en recevant tout de sa Providence.

Ascèse et pénitence :

Le travail peut être aussi une forme de pénitence, en exigeant un effort soutenu ou au contraire, en pesant par sa monotonie. La pénibilité de la culture de la terre, imposée à Adam après son péché, est la mortification première de l’humanité pécheresse, la plus commune. Elle nous remet à notre juste place devant Dieu, dans une relation de dépendance de la créature face au Créateur et à ses dons.

Quant à la tentation de se laisser dominer et manger par son travail, St Benoît recommande à l’Abbé le discernement et la discrétion (c.a. d la modération) : « Que tout se fasse avec mesure », afin de ne pas exténuer le troupeau[11]. St Bernard dénonçait également ce danger de « l’oubli de Dieu », parmi ses moines trop passionnés par les affaires séculières.

Selon le Père Bouyer, dans « Le sens de la vie monastique », le moine est appelé à retrouver la béatitude de l’Eden, à s’appliquer à cultiver et garder « le paradis du cloître » avec le travail et la prière, sous le regard bénissant de Dieu. Puisque c’est le péché qui a été la cause de la violence et de la distorsion de la création, ce n’est que la sanctification qui en rétablira l’harmonie.

 B – La sanctification du travail :

 1 Ora et labora

Saint Benoît entrelace constamment travail manuel, lecture et prière. Ora et labora – Prie et travaille ! L’homme qui désire la vie éternelle ne peut étouffer la vie temporelle. La séparation entre : prière et travail, foi et vie, désir du cœur et actions, détruit l’homme, dans sa nature la plus profonde. Prière et travail marchent ensemble dans notre vie, pour que la vie tout entière aboutisse à sa vocation d’éternité, tout en étant utile, belle et féconde sur terre.

Saint Benoît exerce les moines à vivre cette unité à chaque son de cloche qui appelle à la prière : « A l’heure de l’office divin, aussitôt le signal entendu, on quittera tout ce qu’on a dans les mains (…). On ne préférera donc rien à l’Œuvre de Dieu »[12]. La prière qui interrompt l’œuvre des mains est remplie du désir de l’offrir, d’en faire quelque chose de beau et fécond. La prière rend l’homme instrument du Créateur, alors tout devient liturgie, culte rendu à Dieu, supplication et action de grâce. La vie s’unifie dans la préférence de Dieu.

St Benoît fait du travail une école de prière. La prière de l’office divin rejoint le travail par le cœur, le silence qui pense à Dieu et médite sa Parole ; et le travail rejoint la prière, comme offrande de l’œuvre humaine pour que Dieu la transforme en œuvre divine.

Le travail manuel, par son adéquation au réel, nous oblige à respecter les rythmes des êtres et des choses, c’est un chemin de purification et de silence intérieur, d’unification spirituelle. Toute notre journée : office, lectio, travail, étude et vie fraternelle n’ont qu’une seule fonction : nous aider à chercher Dieu. Le travail sera un chemin d’union à Dieu, si bien sûr nous savons l’utiliser : c’est un but vers lequel nous tendons !

  1. Les qualités du travail qui en font un moyen de sanctification :

 Travail en présence de Dieu :

Comme pour toutes ses activités, le travail du moine est vécu sous le regard de Dieu, en présence de Dieu, dans une obéissance constamment attentive à sa volonté actuelle et dans le silence qui permet à cette Présence de rester sensible.

La pureté du cœur :

Pour St Benoît, le travail permet de concrétiser notre consécration à Dieu. Le travail bien fait, jusqu’au bout, dans l’oubli de soi, sans appât du gain, est une dimension essentielle de l’amour. Accompli en excluant activisme -ou du moins hyperactivité, qui nous guette aussi dans le cloître !- il nous détache de nous-mêmes et nous apprend à être libres ; il nous oriente vers le besoin des autres pour les aider… C’est l’amour en actes, vécu dans les plus humbles occupations quotidiennes. Seul l’amour que nous y mettons compte : peu importe qu’il s’agisse du jardin, de la cuisine, de la ferme, de la sacristie ou de l’hôtellerie. L’amour peut être mis en tout. St Augustin affirme, dans son commentaire du psaume 148: « Faites bien ce que vous faites et vous aurez loué le Seigneur. On ne cesse pas de prier quand on ne cesse pas de bien vivre. »

L’obéissance :

Comme Jésus œuvra dans l’obéissance filiale, le moine de St Benoît travaille dans un esprit de soumission aimante à la volonté divine, manifestée par la Règle, l’assignation de sa tâche par l’Abbé, et aux heures consacrées, selon l’organisation de la communauté. Mère Geneviève Gallois définit la vie monastique comme : « un aménagement de la vie, en vue de la perdre, pour la livrer à Dieu ».  L’acceptation du travail est un élément fondamental de la vocation du moine, dans un sain équilibre entre « ora et labora ».

La gratuité :

La première caractéristique du travail monastique est qu’on ne travaille pas pour soi, on ne reçoit pas de salaire, mais « on attendra tout du père du monastère »[13]. Le travail est un instrument par lequel on s’abandonne, on se remet à Dieu, le fruit de notre travail est géré par d’autre et toute la communauté en bénéficie : « Que tout soit commun à tous ». Cela ne veut pas dire que l’on ne puisse travailler avec esprit de responsabilité et d’intelligence ! Au contraire ! La tentation de jouer les « entretenus » peut s’insinuer chez le moine qui n’a pas le sens de son travail.

 Service :

Le travail est un lieu de partage, de vie fraternelle et de service de la communauté : s’il est vécu comme un service, aussi routinier et terre à terre soit-il, il ne distrait en rien du projet fondamental de la vie : servir Dieu en servant les autres. Le Christ nous en a montré l’exemple en se faisant serviteur aux pieds de ses apôtres, et il nous a demandé de le suivre sur cette voie[14]. De même, St Benoît met en garde contre toute forme d’élèvement (RB LVII), selon la recommandation du Seigneur dans l’Evangile : « Quand vous aurez exécuté tout ce qui vous aura été ordonné, dites : « nous sommes de simples serviteurs, nous n’avons fait que notre devoir. »[15]. L’importance spirituelle du travail ne tient pas à ce qu’il est onéreux, mais au fait qu’il comporte en lui-même la possibilité d’accroître la charité ! L’amour qu’il développe en fait toute la valeur.

 

[Ces valeurs que développent la Règle, nous les trouvons aussi, encore largement répandues, dans le milieu agricole, porté assez naturellement à l’entraide…]

III Qu’en est-il aujourd’hui ?

 La conception du travail telle qu’elle ressort de la Règle de st Benoit est-elle encore adaptée au monde d’aujourd’hui ? Une communauté peut-elle encore vivre du travail des mains, du travail agricole alors que, pendant longtemps les monastères ont vécu des fruits de la terre, que l’agriculture était source de richesse, et que le recrutement des moines se faisait pour une large part dans le monde rural.

 

Les activités agricoles aujourd’hui dans les monastères

Aujourd’hui les conditions de vie ont changé et, pour être rentable, l’activité agricole suppose d’énormes superficies et des investissements colossaux, et comme pour beaucoup d’agriculteurs, elle devient une semi-industrialisation. Nombre d’abbayes ont cependant gardé un activité agricole importante. L’abbaye bénédictine du Barroux, les Trappistes de Sept fons, les Bénédictines de Jouques, les cisterciennes de Boulaur, les cisterciens de Lérins, les abbayes bénédictines de Fontgombault, de Triors, de Donezan, du Pesquié, les dominicaines de Taulignan etc… Chaque abbaye a un rapport personnel à la terre. Dans certains monastères se déploie une approche théologique dans laquelle le moine s’efforce de faire de ces occupations une véritable liturgie intérieure, d’autres monastères ont une vision spirituelle ancrée dans la tradition bénédictine du long et patient travail de l’homme pour conquérir la terre. D’autres font une expérience plus pragmatique du nécessaire travail de la terre pour faire vivre la communauté et lui permettre, dans un contexte de réflexion permanente sur son économie, d’avoir les moyens d’accomplir sa mission dans l’Église[16].

à l’abbaye de Rosans

Nous-mêmes nous nous situons au carrefour de ces approches. L’agriculture ne suffit pas à nous faire vivre, nous n’avons pas une grosse exploitation mais plutôt des éléments diversifiés : jardin potager, ferme, culture de l’épeautre et fourrage, jardin des plantes noisetiers  etc… notre économie s’appuie sur plusieurs activités, mais l’agriculture, qui n’est pas la plus lucrative, est essentielle car elle nous place dans la perspective biblique de cultiver la terre que Dieu nous a confiées pour la faire fructifier, l’entretenir, mais aussi dans une perspective monastique : avoir un travail sain, équilibrant, qui contribue à notre subsistance sans porter atteinte à l’intégrité de notre vie monastique. En effet, il faut que nos choix économiques restent alignés sur les priorités monastiques : préservation de la vie spirituelle communautaire et compatibilité avec les rythmes monastiques. En ce sens le travail agricole non seulement respecte ces priorités, mais nous aide à mettre en pratique les fondements que nous avons évoqués et nous conduit à la louange et l’action de grâce devant l’œuvre de Dieu.

Les nouveaux défis dans le travail

Aujourd’hui non seulement l’agriculture, mais tout travail monastique doit faire face à de nouveaux défis : les abbayes sont prises en étau entre les exigences économiques, les pressions administratives, juridiques et fiscales. En interne nous sommes affrontées à des défis tels que le vieillissement des communautés, la diminution des vocations, l’invasion du numérique ; l’influence de la civilisation du temps libre, de l’efficacité, de la rentabilité, de la vitesse nous guette.

Mais nous nous rendons compte que les valeurs léguées par st Benoit, loin de nuire à l’économie du monastère ou de nous empêcher de faire face à ces nouveaux défis, nous obligent à réfléchir pour trouver comment les relever. Fondée sur la désappropriation des biens et des charges, cette économie encourage chaque membre de la communauté à contribuer selon ses possibilités. Les valeurs d’entraide et de collaboration (les échanges entre les membres de la communauté, l’élaboration commune d’un projet, le discernement communautaire etc…découlent du chapitre 3ème de la Règle), les valeurs d’éthique et de juste prix, dont parle le chapitre 57, les recommandations de sobriété dans la consommation et dans l’usage des biens, le sens de la gratuité etc…sont des points très importants et rendent le modèle monastique créatif, dont s’inspirent même certaines entreprises !

Le défi de l’écologie intégrale dans les monastères

Aujourd’hui, dans l’optique de répondre à leur vocation chrétienne et monastique, les monastères sont confrontés au « défi » de l’écologie, et sont plus ou moins engagés, et de diverses manières, dans un processus d’une conversion vers l’écologie intégrale, dont le texte de Laudato Si est en quelque sorte la charte. Ce processus n’est pas un désir de suivre une mode, mais par nécessité ou responsabilité : prendre soin de la maison commune.

Bien avant Laudato Si on trouve dans la Règle de st Benoît les fondements de cette conversion intégrale. Ce qui compte pour le saint Législateur, nous l’avons vu, ce n’est pas tant l’activité en elle-même que l’esprit dans lequel elle est réalisée. Le respect de la nature que l’on trouve dans les monastères vient d’un principe spirituel. Saint Benoît exhorte au sufficit :  « il suffit » ; cette expression qui revient souvent [17], invite à ne jamais dépasser la satiété, à se contenter de ce qu’on trouve dans le pays et à traiter « tous les ustensiles du monastère comme des vases sacrés ». L’humilité n’est-elle pas le fondement de tout respect ? Si l’homme épuise aujourd’hui la planète, n’est-ce pas, au fond, en raison de son insatiable convoitise et de son orgueil qui ne tient pas compte du fait que nous ne sommes pas propriétaires mais gardiens de la nature. On abuse de la nature parce que la personne humaine n’est plus au centre, et que l’on rend un culte à l’argent, au profit. L’indifférence s’est mondialisée car le monde a oublié Dieu. Et l’homme a perdu la juste place qui était la sienne. C’est pourquoi la crainte révérencielle de Dieu, centrale dans Règle[18], et donc la fidélité à sa présence et à sa volonté d’amour, est la base solide de la vraie et durable habitation de la terre. L’écologie c’est d’abord le soin que nous devons prendre de notre espace intérieur, notre maison intérieure, où le Seigneur se plait à demeurer et dont nous avons la responsabilité.

Dans leur engagement pour la préservation de l’environnement et dans leur manière de vivre en harmonie avec leur milieu, les monastères peuvent faire signe de la beauté et de la bonté de l’œuvre de notre Créateur. Nous-mêmes à Rosans, nous constatons que notre attention à la question d’une saine écologie peut devenir, avec ceux qui nous entourent, toutes tendances confondues : purs écologistes, ou agriculteurs conventionnels, un chemin pour parler de Dieu et en témoigner. Dans nos relations avec les autres agriculteurs il se fait une certaine « écologie de la fraternité » !

On peut conclure par un souhait : que ce travail de la terre si conforme au plan de Dieu qui a voulu nous associer à son œuvre créatrice, nous fasse aussi entrer dans son repos puisqu’ il nous a destinés dès le commencement au « repos » en union avec lui, dans la « maison du Père ». Dieu s’est reposé le 7ème jour. C’est pourquoi, nous dit le Magistère[19], le travail de l’homme, lui aussi, non seulement exige le repos chaque « septième jour », mais en outre, ne peut se limiter à la seule mise en œuvre des forces humaines dans l’action extérieure : il doit laisser un espace intérieur dans lequel l’homme, en devenant toujours davantage ce qu’il doit être selon la volonté de Dieu, se prépare au « repos » que le Seigneur réserve à ses serviteurs.

 

[1] Gen 2 15

[2] Bref Pacis nuntius de st Paul VI

[3] RB (Règle de st Benoît) 39 ,6 ; 40,5 ; 35, 2

[4] Gen 2, 15

[5] Sir 7, 15

[6] Le Talmud : « au moment où le Saint, béni soit-Il, a dit Adam : Le sol te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs, des larmes s’échappèrent de ses yeux. Adam demanda : « Seigneur du monde, mangerons-nous la même nourriture, moi et mon âne ? » Dès qu’il entendit l’Eternel lui dire : C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, il fut consolé en entendant qu’il mangerait du pain, c’est-à-dire une nourriture d’homme et non d’animaux. Donc le travail à la sueur du front n’est pas une malédiction, mais une affirmation de la dignité de l’homme par rapport aux animaux. (Cité par Claire Patier)

[7] 2 Th 3,7

[8] Sir 33,29

[9] Cf Mère Geneviève Gallois, La vie du petit saint Placide « Petit Placide ne fait-il donc que des besognes basses et abjectes, comme disent les livres ? Qu’importe ? Eût-il bâti des cathédrales, est-ce cela qui fait l’Homme ? l’activité humaine, fût-elle sublime, est une boue à côté de l’activité Divine que Dieu vit en nous. C‘est cela qui fait l’Homme. »

[10] RB57

[11] RB 64

[12] RB 43,1-2

[13] RB 33,6

[14] Jn 13

[15] Lc 17,10

[16] Cf n°176 de la revue « Les Amis des monastères »

[17] RB 39,2 ; 39,7 ; 39,10 ; 40,5,6,7 ; 55,7 55,20 ; 55,32

[18] RB 7

[19] D’après Laborem exercens, st Jean Paul II

« Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton Seigneur. »

 

« Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton Seigneur. »

Alors que nos nous approchons de la fin de l’année liturgique, la Parole de Dieu de ce dimanche parlent de la fin des temps. En effet, ce 33ème dimanche du TO est l’avant dernier dimanche de l’année liturgique ; dimanche prochain la fête du Christ-Roi la clôturant et le premier dimanche de l’Avent ouvrant une nouvelle année liturgique.

A la fin des temps, Jésus nous dit que nous seront jugés sur l’usage de nos talents.

La célèbre parabole des talents est donc au-delà d’un conseil de conseiller agricole ou d’un coach, de bien valoriser nos talents et ce que l’on possède. C’est une question de joie éternelle.

‘Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ;
entre dans la joie de ton seigneur.’

Ceux à qui Jésus fait cette promesse, ont appliqué un coefficient multiplicateur au talent reçu. « Aussitôt,  celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla pour les faire valoir et en gagna cinq autres. De même, celui qui avait reçu deux talents en gagna deux autres. » A chaque fois, peut importe le montant final, car l’important est le même coefficient multiplicateur x2.

Derrière cela on peut y voir une condamnation de la paresse – le paresseux faisant un trou et enfouissant son talent unique -, mais c’est surtout une preuve de la confiance inouïe que Dieu nous fait. Dieu compte sur nous pour faire progresser son Royaume sur la terre.

Est-ce qu’après mon court passage sur cette terre, j’aurai fait fructifier mes talents et d’une manière ou d’une autre j’aurai laissé la terre en meilleur état qu’avant ma naissance. Cela peut nous effrayer. Mais ne pensons pas qu’il s’agisse de grande choses. L’important n’est pas la valeur des choses, mais le coefficient multiplicateur.

La première lecture nous donne le bel exemple d’une femme extraordinaire, éloge d’une femme parfaite qui fait le bonheur de son mari. « Elle fait son bonheur, et non pas sa ruine, tous les jours de sa vie. » Remarquez que ce ne sont pas seulement des choses matérielles, « Elle sait choisir la laine et le lin, et ses mains travaillent volontiers. Elle tend la main vers la quenouille, ses doigts dirigent le fuseau. », mais elle n’est pas une bonniche de monsieur, le plus important sont ses actes de charité : « Ses doigts s’ouvrent en faveur du pauvre, elle tend la main au malheureux. »

Le mauvais serviteur n’était pas seulement paresseux, en fait surtout il manquait de confiance en Dieu et avait peur de Dieu.

« Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. J’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre. »

Chers amis, quelle conception de Dieu avons-nous ? Le Pape François vient de nous offrir une toute petite lettre sur sainte Thérèse de Lisieux, intitulée : ‘C’est la confiance.’ Il tire cela d’une lettre de la petite Thérèse dont la phrase complète est la suivante : « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour ».

Et le pape de commenter : Seule la confiance, et “rien d’autre”, il n’y a pas d’autre chemin pour nous conduire à l’Amour qui donne tout. Par la confiance, la source de la grâce déborde dans nos vies, l’Évangile se fait chair en nous et nous transforme en canaux de miséricorde pour nos frères. C’est la confiance qui nous soutient chaque jour et qui nous fera tenir debout sous le regard du Seigneur lorsqu’il nous appellera à Lui ».

C’est la confiance que le Seigneur nous a confiée comme talent. Si vous n’aviez pas une confiance démesurée en Dieu comme un Père plein d’amour et de miséricorde, mes chères soeurs contemplatives, vous ne seriez pas derrière cette clôture pour signifier le don total de votre vie à Dieu.

Chers amis agriculteurs, si vous n’aviez pas une confiance démesurée en Dieu comme un Père plein d’amour et de miséricorde, qui fait pousser ce que vous plantez, qui donne la croissance à vos animaux, vous ne travailleriez pas si dur pour nourrir les hommes et contribuer à entretenir notre maison commune. Entendons encore Ste Thérèse de Lisieux nous dire  « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour »

Elle résonne avec la prière toute simple de sainte Faustine, « Jésus j’ai confiance en Toi ».

Puisse cette journée à Rosans renouveler votre confiance en Dieu, pour qu’à la fin de vos jours, après une vie de labeur, Dieu vous dise : « Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton Seigneur. » Amen !

AVANT LA BENEDICTION FINALE

Permettez-moi, avant la bénédiction, de vous  inviter à prier pour notre monde. Je sais que le fracas du monde traverse votre clôture ; Ukraine, Arménie, et maintenant Israël et Palestine, et tant d’autres pays. Mercredi prochain 22 novembre, l’AED, Association pour l’Église en Détresse, qui soulage les chrétiens persécutés dans le monde, propose d’illuminer des cathédrales pour alerter sur leur sort. J’ai accepté que notre cathédrale de Gap, qui a un système d’illumination extérieure permettant de changer la couleur, soit associée à cette initiative. Mais nous allons élargir notre prière, profitant que le changement de couleur demande une manipulation, la cathédrale de Gap sera illuminée en rouge plus qu’une journée, une semaine, de ce dimanche 19 novembre au 25, et ce, en mémoire de toutes les victimes des guerres contemporaines. Pourquoi c’est important de prier pour la paix ? Parce que nous pouvons nous lasser… A quoi bon …Parce que nous pouvons penser que cela ne nous concerne pas directement. Or « le Christ lui-même, dans la personne des pauvres (martyrs, victimes des guerres…), implore pour ainsi dire à haute voix la charité (et la prière) de ses disciples ». (Concile Vatican II – Gaudium et Spes 88). Or comme citoyens français cela nous concerne, car de Jérusalem et de Gaza à Kiev en passant par Erevan, le chaos du monde est à nos portes, et même à nos cols, par la migration qu’il entraîne. Nous aurons une veillée de prière pour la paix en Terre Sainte, en la cathédrale de Gap, mercredi 22 novembre soir ; je vous invite à vous y joindre par la prière.